Phalènes et chauve-souris
Partant d'un poème de Supervielle, Nocturne en plein jour invite à rentrer son regard en soi-même pour observer ce que cachent la carcasse et les songes. La nuit concertée par Djabril Boukhenaïssi et Blaise Schwartz dévoile deux espèces, chiroptère et lépidoptère, parmi les plus sensibles à leur environnement (la phalène du bouleau est connue pour s'être assombrie du fait de la pollution de l'Angleterre victorienne et la chauve-souris est un précieux indicateur écologique), mais aussi les plus fascinantes.
Dans sa nouvelle La mort de la phalène, Virginia Woolf en évoquait la « stupéfiante étrangeté ». Stupéfiante en effet que la palpitation de ces ailes poudreuses, stupéfiante aussi la trajectoire erratique de la chauve-souris qu'on peine à discerner entre chien et loup; étrangeté redoublée de la nouvelle inconnue d'un monde qui change, jusqu'à renverser le jour et la nuit, malgré elles et par notre inconséquence. Où, par un effet miroir, l'étrangeté ressort finalement davantage de nous à nous-même, que le peintre et le graveur, chacun par les moyens de son art, entend rendre.
C'est en résidence à Arles que Djabril Boukhenaïssi a réalisé sa série des phalènes, alors que l’une avait heurté la porte de son atelier. Il s'est rappelé de la nouvelle de Woolf qui décrit la mort d'un de ces insectes, incapable de se décoller de la vitre qui l'emprisonne. Prise à l'artifice de sa prison de verre, la phalène s'épuise et meurt. Les traits de Djabril Boukhenaïssi font penser aux noirs ironiques d'Odilon Redon, ici teintés d'une mélancolie douce, comme dans L'Ennui, voire d’une certaine joie nocturne dans Feu d'artifice, bouquet d'ocelles finement gravé, regards démultipliés qui fascinent sans voir.
Obnubilées elles aussi par la lumière, toutes les chauves-souris ne sont pas pour autant aveugles. Certaines ont même une bonne vision nocturne et sur les toiles de Blaise Schwartz, elles nous observent parfois de leur œil vide et rouge. Les couleurs secrètes de leurs corps, la texture duveteuse de leurs membranes et muqueuses troublent notre propre regard. Il nous faut retrouver le sol et la voûte, la gauche et la droite, le plan et la profondeur. Des myriades de gouttes aspergent ici et là les tableaux, comme dans l'improbable véhicule de Sur la route, sécrétions multicolores où l'on retrouve la profondeur des gouttes d'eau de La Barque de Dante de Delacroix, lesquelles reposent sur la combinaison optique des quatre touches de blanc, de vert, de rouge et de jaune, d'après celles du Débarquement de Marie de Médicis à Marseille, de Rubens. Il arrive ainsi qu'au cœur du jour ou de la nuit jaillissent de petits miracles de peinture et de gravure.
2025