Les chrysalides
Dans Les chrysalides, les peintures de Blaise Schwartz baigneraient dans la pénombre, s’il n’était d’étranges surfaces jaunes, lisses ou carrelées, pour leur apporter de la lumière. Des chauves-souris les ont colonisées, accrochées ici sur une paroi, là à une étagère. Elles nous observent où rêvent peut-être, dissimulées par leurs ailes chrysalides. De cette rencontre, haut et bas sortent renversés : les chauves-souris voient-elles le monde à l’envers quand elles se pendent la tête en bas ? Nous-mêmes, ne le voyons-nous pas à l’envers, ou de travers, quand nous le regardons de notre regard d’humain ?
Un hors-cadre dilate les compositions, en attire à l’extérieur les éléments constitutifs, entraînés dans une direction inconnue par une étendue d’eau omniprésente. Ainsi, les globes terrestres qui roulent ou qui flottent, les nuages qui ne s’arrêtent pas plus aux frontières des tableaux que les singes ou chauves-souris ne se laissent enfermer dans la toile, habitent le même monde. Tous ont d’ailleurs été soigneusement sélectionnés pour leur caractère migrateur (chauve-souris), zoonotique, et surtout transitoire : la figure du singe, présente dans quelques peintures, rappelle que dans l’Esclave mourant de Michel-Ange le singe dissimulé est un humain en devenir.
La construction de l’espace elle-même est contaminée par ce mouvement. La perspective, aboutissement d’une vision occidentale, scientifique et politique du réel (Arasse montre bien qu’elle fait émerger le sujet comme regardeur et comme individu), malmenée au XXème siècle, poursuit ses métamorphoses. L’infini du point de fuite, promesse d’un sujet mature, n’est plus ici présent qu’à l’état de fantôme, comme un abandon de la croyance en un stade final du progrès ou de l’évolution.
Tout comme les chauves-souris deviennent chrysalides, les autres objets qui peuplent les toiles souffrent de l’impossibilité d’atteindre leur imago, terme qui désigne en zoologie le stade final du développement d’un individu. L’individu adulte est alors « l’image » de l’espèce, son modèle dans l’imaginaire comme son achèvement. Or, dans ces peintures, l’inachevé est en chaque chose. La peau nue et rougeoyante des ailes de chauve-souris, les doigts qui s’échappent d’une boîte, sont les indices d’un humain fragmenté.
L’humanité est de fait présente, mais prise dans un processus de déshumanisation, sorte de décentrement où espaces et objets acquièrent le rang de figures, d’acteurs ou d’habitants. La touche lisse, qui met de côté l’affect, contribue à cette distanciation où des objets apparemment connus, en jaillissant dans ce monde pictural qui n’est qu’un fragment du nôtre, deviennent ambigus, innommables. Les peintures de Blaise Schwartz expriment le temps latent de la chrysalide où l’imago se fait attendre.
2022