Contretemps
Le temps postmoderne se soumet à un rythme de vie accéléré, un temps qui court et se répète sans laisser de traces. Ce temps dénué de sens agit sur notre environnement : l’espace se resserre, se vide lui aussi de sa particularité. Les coordonnées géographiques se dissolvent, s’homologuent, et substituent à des lieux spécifiques des espaces remplaçables, modulables, et non essentiels, bref, des non-lieux. « Non-lieu » signifie aussi qu’il ne se passe rien dans l’espace désigné. Les scènes peintes par Blaise Schwartz sont empreintes d’un temps lent ou arrêté : elles traitent moins d’une action que d’un moment avant ou après celle-ci. En d’autres termes, elles ne s’ancrent dans aucun contexte spécifique (historique ou spatial) et elles délivrent moins un récit que le cadre pré-requis au récit. Aussi, les décors et figures convoquées par l’artiste peuvent contenir des caractéristiques similaires à celles de la nouvelle fantastique du XIXème siècle, particulièrement au surnaturalisme présent chez Edgar Poe ou Jules Barbey d’Aurevilly. D’abord, parce que ce sont des peintures réalistes mais d’un réalisme étrange et frénétique. Ensuite, parce que, tout en excluant la représentation d’un événement dans sa forme paroxystique, elles convoquent une réflexion sur le temps, plus précisément celui que j’évoquais plus haut, qui, à l’opposé d’un temps linéaire, se rapproche bien plus du temps distordu, du bug, de l’anomalie impossible à maîtriser.
Il s’agit donc moins, chez Blaise Schwartz, d’une peinture d’histoire que d’une peinture sur l’histoire, dans sa forme anachronique. Les passages obscurs, les eaux dormantes, les sigles hermétiques, sont les moyens picturaux employés par l’artiste pour faire se rencontrer dans un espace psychédélique des êtres et des choses éloignées sur l’échelle du Grand Récit. En outre, c’est une peinture qui pose la question de la peinture même, preuve en est de la récurrence des chauve-souris et escargots, deux animaux qui ont ceci de commun qu’ils sont aussi identifiables dans leur forme dépliée qu’ils sont abstraits et géométriques dans leur forme repliée ; ce sont, de fait, deux éléments pointant plusieurs aspects de la peinture. Également associés à un inconscient phobique, ces êtres fournissent les indices du statut onirique de l’image, également suggéré par l’étroitesse de l’espace et son incohérence physique. Peinture, donc, d’un rêve de peinture. Marguerite Yourcenar, dans Le cerveau noir de Piranèse (1959) se réfère aux Prisons imaginaires (Le carceri d’invenzione en italien, 1745-1760) de l’artiste éponyme, comme un « monde factice, et pourtant sinistrement réel, claustrophobique, et pourtant mégalomane » qui « n’est pas sans nous rappeler celui où l’humanité moderne s’enferme chaque jour davantage, et dont nous commençons à reconnaître les mortels dangers ». De même en est-il pour la peinture de Blaise Schwartz qui puise entre l’archéologie (passé) et l’imagination (avenir) de quoi prêter l’image constituée à l’élaboration d’une fiction, laquelle est impossible à créer par des moyens autres que picturaux. Les blocs jaune vif sont les seuls éléments visuels qui lient vraiment ces peintures entre elles, en même temps qu’ils en soulignent l’artificialité. Surtout, ces blocs jaunes servent à la construction d’architectures impossibles. Sous ces carrelages qui ne mènent nulle part, s’agite la noirceur du limon, se perçoit une vision symbiotique des espèces, se devinent des passages aquatiques ou terrestres qui engloutissent le regard, quelque part entre la théorie physiocrate et une parodie de la théorie de l’évolution.
2022